11
Fred se réveilla avec une atroce gueule de bois. Chacun des bruits qui transperçaient la toile cognait comme un coup de marteau sur l’enclume de son cerveau. La bosse de son front l’élançait et lui fermait entièrement l’œil gauche. La nuit n’avait été qu’une épouvantable succession de cauchemars. L’infect thé servi la veille dans l’antre du vieil homme lui avait mis la tête et le corps à l’envers. « Boisson revitalisante », avait dit Indrani. Il restait imperméable à l’humour indien.
Il inspecta la tente de l’œil droit. Les nattes de Ramesh et de Mark étaient vides. Il réussit à se camper sur ses jambes, resta un long moment aux prises avec les lois élémentaires de l’équilibre et une nausée tenace, puis il ramassa sa veste et sortit. La lumière du jour l’éblouit. Il discerna de vagues formes brunes au milieu du torrent. Dès qu’ils le virent, les enfants jaillirent de l’eau et s’ébrouèrent autour de lui comme de jeunes chiots. Certains n’avaient guère plus de deux ans. Nus, ruisselants, ils paraissaient immunisés contre la fraîcheur saisissante de l’aube. Contrairement à lui, que le contact avec leur peau mouillée suffisait à couvrir de frissons.
Il subit sans réagir leurs assauts pendant quelques minutes. Puis, quand ils eurent constaté que le monstre au gros front n’était pas d’humeur badine, ils l’abandonnèrent à sa maussaderie et retournèrent s’ébattre dans le torrent. Le regard de Fred embrassa le campement, les tentes bariolées d’où s’évadaient de maigres entrelacs de fumée, l’enclos des chèvres, les masses grises des deux éléphants qui se confondaient avec les flancs grenus des roches. Agenouillées sur le bord d’une crique, des femmes rinçaient des vêtements ou se frottaient le corps avec des éponges végétales. Plus loin, des hommes accroupis trayaient les bufflonnes, un seau de bois coincé entre les genoux. D’autres nettoyaient leurs fusils ou remplissaient les douilles de poudre, d’autres encore étalaient les nattes et les couvertures sur l’herbe humide. Le soleil naissant dispersait les derniers nids de brume et dénudait les crêtes dentelées des Ghats.
Saisi par la sérénité de ce paysage, Fred songea à sa vie, à cette course perpétuelle contre le temps, à ces béquilles technologiques dont il habillait son vide. Il eut une brève crise d’angoisse, quelque chose comme la sensation aiguë et blessante d’être passé à côté de l’essentiel. Regrettant de ne pas avoir une bonne bouteille de whisky à portée de main, il extirpa fébrilement son paquet de cigarettes et son briquet de la poche de sa veste. Une seule cigarette était restée intacte dans la bouillie de tabac et de papier. L’afflux brutal de nicotine ne suffit pas à lui remettre les idées en place.
Il trouva Ramesh plongé dans le moteur du Swaraj-Mazda. Avec ses vitres brisées, ses ailes froissées, ses pare-chocs de guingois, sa tôle criblée d’impacts, le 4X4 semblait avoir été recraché par les mâchoires d’un broyeur.
« Vous n’avez pas vu Mark ? »
Ramesh se retourna vers lui, le visage et les mains couverts de cambouis.
« No. Pas Indrani non plus. Do you have a cigarette, mister ? »
Fred réussit tant bien que mal à reconstituer une deuxième cigarette et la tendit à l’Indien.
« Thank you. » L’index de Ramesh se tendit vers le front de Fred. « Your eye, muter, no goth.
— Le mauvais œil, sûrement. Comme ça, Mark et Indrani sont introuvables ? C’est une manie chez les Sidzik. »
Ils fumèrent en silence pendant quelques instants, adossés au 4X4. Une adolescente drapée dans un pan d’étoffe vint leur proposer des galettes de lentilles et du thé. Fred plongea les lèvres dans la tasse d’argile avec circonspection d’abord, avec plaisir ensuite lorsqu’il s’aperçut que ce thé-là n’avait pas un goût de chiottes.
« Et elle, elle ne sait pas où on peut les trouver ? » marmonna-t-il en désignant l’adolescente.
Elle restait immobile à quelques pas du Swaraj-Mazda, les yeux dévorés par la curiosité, le visage enfoui sous le rideau de ses cheveux.
« I don’t speak urdu, dit Ramesh en haussant les épaules.
— Il faut toujours des cons de service, et on est ceux-là, si je comprends bien. Et merde ! »
L’inquiétude galopante de Fred imprégnait d’amertume les galettes de lentilles. Indrani était un cobra, selon Duane. Il n’accordait pas non plus une confiance aveugle à l’Américain, mais l’attitude équivoque de la jeune femme tendait à confirmer ses propos. Comme à chaque fois qu’un trou s’ouvrait dans la trame de sa tranquillité, Fred commençait d’abord par envisager le pire. L’hypocondrie se manifestait chez lui par l’imagination. Le bug informatique de l’an 2000 lui avait inspiré les pires scénarios, catastrophes aériennes, maritimes et ferroviaires, guerres nucléaires, effondrements boursiers, soulèvements populaires, triomphe des idéologies nauséabondes, avènement des dictatures... Rien de tout cela ne s’était produit, un bricoleur de génie, un ancien pirate informatique, ayant trouvé la parade au changement fatidique des quatre chiffres. Mais, pour un paranoïaque comme Fred, il existait bien d’autres motifs de s’inquiéter.
« The car is broken, dit Ramesh. Nous, coincés ici.
— La totale, quoi ! »
L’attente se prolongea plusieurs heures sous un soleil de plus en plus chaud. L’adolescente avait probablement été mise à leur entière disposition, puisqu’elle insista pour appliquer une sorte de pommade de terre et d’herbes broyées sur la bosse de Fred et qu’elle les suivit dans chacun de leurs déplacements. Ils explorèrent sans conviction le village de toiles, salués par les sourires des hommes et des femmes qui vaquaient à leurs occupations. Ils remontèrent le torrent jusqu’à une cascade qui dévalait une paroi abrupte sur une hauteur de dix mètres et se fracassait dans une retenue d’eau en soulevant une brume opaque. L’adolescente s’approcha de Fred et entreprit de lui retirer sa veste.
« Qu’est-ce qu’elle me veut ?
— Bath in the river, may be, fit Ramesh avec une moue amusée.
— Hors de question que j’aille me tremper là-dedans. »
La fille insista, parvint, à force de contorsions, à lui arracher sa veste, lui retroussa sa tunique et tenta de la faire passer par-dessus sa tête. Il résista, mais elle esquiva en riant ses gesticulations et revint à la charge. Agacé, aveuglé par le tissu, Fred buta sur une pierre, battit l’air de ses bras, perdit l’équilibre et bascula dans le torrent. La température glaciale de l’eau lui coupa la respiration. Il avait pied, fort heureusement – l’élément liquide ne l’inspirait que dans un verre avec une bonne dose de whisky et quelques glaçons. Il réussit à ramener un minimum d’ordre dans ses membres et dans ses pensées, résista à la force du courant et maintint tant bien que mal sa tête au-dessus des remous. Il entendit alors un éclat de rire, ouvrit la bouche, eut besoin d’une vingtaine de secondes avant de pouvoir cracher sa fureur.
« Espèce de petite...
— Ne la grondez pas. »
Il reconnut cette voix. Indrani et Mark se tenaient sur la rive du cours d’eau. Comme l’adolescente, la jeune femme n’était vêtue que d’une pièce d’étoffe nouée sur sa poitrine. Ses cheveux dévalaient ses épaules nues et tombaient en ruisseaux noirs sur ses hanches. Il eut la brève sensation de contempler une déesse du panthéon hindou. Puis, se souvenant qu’il ne croyait pas aux dieux et qu’il était plongé dans une eau qui le mordait jusqu’aux os, il remonta sur le bord avec la grâce d’un hippopotame.
« Cette fille est tout simplement cinglée ! fulmina-t-il en rajustant son lenga détrempé.
— Elle voulait vous offrir un présent avant notre départ, dit Indrani avec un sourire. Pour elle, ce torrent est sacré. Elle croit que son eau vous protégera et vous apportera ses bienfaits.
— Une crève carabinée, oui ! Peut-être même une pneumonie ! La prochaine fois qu’elle veut m’offrir un cadeau, qu’elle s’informe d’abord de mes goûts, bordel de merde ! »
L’adolescente s’approcha de Fred et lui posa la main sur le front. Malgré sa colère, il n’eut ni le réflexe ni l’envie de la repousser. Elle le contempla avec une tendresse quasi maternelle, puis elle se recula, se dévêtit et plongea dans le torrent.
Fred passa machinalement la main sur sa bosse et se rendit compte qu’elle avait diminué de moitié. Il s’aperçut également qu’il ne tremblait plus, qu’une fraîcheur agréable se diffusait de ses vêtements détrempés, que ce bain forcé avait chassé sa nausée et sa fatigue. Perplexe, il suivit pendant quelques instants les évolutions de l’adolescente dans l’eau transparente. Puis, se tournant vers Mark, il redevint l’ours Cailloux.
« Où étiez-vous passés ? Ramesh et moi, on se faisait un sang d’encre. Je vous signale que le 4X4 est naze et qu’il faut trouver un autre moyen de sortir de ce trou ! »
Il retira sa tunique et l’essora. La blancheur de sa peau parut fasciner Ramesh. A moins que ce ne fût son ventre généreux de Bouddha.
« Cette nana te tient par les couilles ! »
Fred et Mark marchaient une dizaine de mètres derrière Indrani et Ramesh. L’adolescente les avait suivis un moment en se laissant porter par les remous. Puis, après leur avoir adressé un ultime salut, elle avait fait demi-tour et entrepris de remonter le courant. Fred avait passé directement sa veste sur son torse nu. Il chercha une cigarette dans sa poche, n’en trouva pas d’intacte, écrasa son paquet d’un geste rageur.
« Une partie de jambes en l’air, rien de tel pour endormir la méfiance et fausser le jugement ! »
Mark lui lança un regard de biais. Impossible de trouver les mots justes pour décrire ce qui s’était passé entre Indrani et lui dans la cour intérieure du temple en ruines. Il n’avait jamais expérimenté une relation aussi totale avec une femme. Était-ce le thé qu’il avait bu dans la tente du vieil homme, était-ce l’extraordinaire sensualité d’Indrani ? Il avait goûté chacune de leurs caresses, chacune de leurs morsures avec une intensité inouïe... Oublié l’angoisse sourde qui le tenaillait. Renoncé à son identité d’homme. Il avait disparu en elle, elle avait disparu en lui. Reliés par leurs sexes, ils avaient engendré une entité asexuée, fondue dans un creuset de volupté. Comment parler à Fred du sentiment d’éternité qui les avait alors unis ? Les parties de jambes en l’air, selon l’expression du réducteur Cailloux, se résumaient trop souvent à des larcins de plaisir dans le sanctuaire intime de l’autre. Indrani et lui avaient tutoyé les cieux sans jamais sombrer dans l’abîme.
Elle s’était dérobée à chaque fois qu’il avait été sur le point de céder à la tyrannie de l’orgasme, à ce conditionnement génétique et millénaire qui pousse les mâles, hommes et animaux, à marquer de leur sceau le territoire de leurs conquêtes. Il n’avait pourtant éprouvé aucune frustration après qu’elle s’était échappée de ses bras pour aller se jucher avec l’adresse d’un singe sur le faîte d’une façade. Une énergie brûlante était montée de son sexe, aussi dur que les lingams des statues. Il l’avait rejointe en haut du temple et avait admiré près d’elle le spectacle radieux du soleil levant. Les Ghats occidentaux se dépouillant de leurs mystères de ténèbres et de brume. La mer d’Oman se dévoilant à l’horizon dans une floraison de teintes bleues, mauves et roses.
Indrani lui avait alors confié d’une voix douce qu’elle était une devanasi, une « putain sacrée ». Une femme éduquée pour apprendre aux hommes à maîtriser et transformer leur sexualité. Dans les temps anciens, avait-elle expliqué, les devanasi jouissaient du même prestige et du même respect que les brahmanes. Gardiennes secrètes et mythiques de cette discipline qu’on appelle le Tantra, elles avaient disparu progressivement sous l’influence des prêtres jaloux de leurs prérogatives.
« Un être qui dirige à sa guise la Kundalini, le serpent d’énergie, parle à l’univers. Il n’a plus besoin de l’intercession des brahmanes. »
La tradition s’était perpétuée dans certaines régions de l’Inde jusqu’à l’arrivée des Anglais, lesquels n’avaient «vu dans les devanasi que de vulgaires prostituées et avaient interdit ce genre de pratiques, incompatibles avec le puritanisme victorien.
« A Varanasi, dans l’ashram de Ma Sudri, j’ai appris à me servir de mon corps comme d’un instrument de musique. J’ai exercé pendant trois ans dans un temple clandestin. Puis, les services secrets m’ont demandé de les aider à combattre le Dalit. Si j’avais refusé, ils auraient traduit Ma Sudri en justice pour proxénétisme. Je ne voulais pas qu’un enseignement millénaire soit perdu par ma faute. Je n’étais pas la maîtresse de Jean Hébert au sens où vous, les Français, entendez ce mot. Il était vieux, fatigué. J’étais chargée de ranimer et d’entretenir sa flamme.
— Dans quel but ? »
Elle le détailla de la tête aux pieds avec un sourire sensuel. Le désir revint le fouetter avec une telle force qu’il chancela et dut agripper une corniche de pierre pour rester en équilibre sur le faîte du mur.
« J’aimerais avoir plus souvent des disciples comme toi, Mark », murmura-t-elle avant de l’embrasser avec une douceur infinie.
Puis ils avaient dévalé le mur et s’étaient rhabillés dans la lumière chagrine du jour.
« Te crois surtout pas obligé de me répondre, Mark Sidzik ! » grogna Fred.
Effectivement, il valait mieux ne pas ternir par la parole le souvenir précieux qu’il gardait de cette nuit.
Ils rattrapèrent Indrani et Ramesh, soudain immobiles. Les vitres d’une Range Rover blanche scintillaient entre les tentes. Des éclats de voix se mêlaient aux cris des chèvres et des buffles éparpillés. Les deux éléphants ingurgitaient placidement les herbes et les branches rassemblées en tas à portée de leurs trompes. Les enfants continuaient de jouer comme si de rien n’était, mais les hommes et les femmes s’interrompaient de temps à autre dans leur activité pour jeter des coups d’œil inquiets vers la tente centrale du campement.
« Des mecs du Dalit ? s’inquiéta Fred.
— I don’t think so », dit Ramesh.
Une jeune femme courut dans leur direction et s’entretint avec Indrani.
« Elle dit que deux hommes se sont enfermés avec le père de la tribu.
— Des Occidentaux ?
— Elle a utilisé un mot qui signifie à la fois étranger et démon. »
La jeune femme ajouta quelques mots en faisant tinter les bracelets métalliques de ses bras et de ses poignets.
« Elle dit que vous devriez aller leur parler. Vous êtes du même peuple, ils vous écouteront peut-être.
— Moi, je crois qu’on devrait plutôt foutre le camp, murmura Fred. On ne gagne que des emmerdements à se mêler des affaires des autres.
— C’est pas toi qui cherchais un nouveau moyen de sortir de ce trou ? » lança Mark.
Une chaleur moite saturait la pénombre de la tente. Recroquevillé sur sa natte, le vieil homme conversait avec les deux visiteurs, assis en tailleur en face de lui. L’un, la quarantaine, était blond et large d’épaules ; l’autre, brun et maigre, paraissait plus jeune en dépit d’une calvitie avancée. Ils portaient tous les deux des chemisettes beige et constellées d’auréoles. Le premier triturait nerveusement son chapeau tandis que le second tirait avec agacement sur une cigarette. Ils gratifièrent les nouveaux arrivants de regards à la fois intrigués et courroucés.
« Je donnerais n’importe quoi pour une clope ! » s’exclama Fred.
Les traits des deux visiteurs se recouvrirent instantanément d’un vernis d’amabilité.
« Français ? fit le blond en tendant son paquet de cigarettes.
— Ça s’entend, non ?
— C’est à vous, le Swaraj-Mazda ? demanda le brun. Qu’est-ce que vous fabriquez dans le coin ?
— Du tourisme, répondit Mark. Et vous ?
— Boulot. Nous sommes des chercheurs...
— Ethnologues ? demanda Fred, intéressé.
— Biologistes. »
Mark promena sur les deux hommes un regard à la fois aigu et sarcastique.
« On peut savoir ce que vous cherchez ?
— Rien que du banal. Des... plantes. »
— Ah bon ? » feignit de s’étonner Fred. Il désigna le vieux chef d’un coup de menton. « Et vous avez besoin de monsieur pour les trouver ? »
Le biologiste brun éluda la question d’un geste évasif.
« Lui... ou d’autres. Les tribus ont une connaissance étonnante des végétaux et de leurs propriétés. Notre boulot, c’est justement d’aller à leur rencontre et d’exploiter leurs connaissances pour recenser les plantes et créer de nouveaux médicaments. »
Fred s’assit sur une natte entre les deux visiteurs et alluma sa cigarette.
« Noble tâche ! fit-il en recrachant un long panache de fumée. Vous êtes ce qu’on appelle des prospecteurs génétiques. »
La surprise et la méfiance assombrirent tout à coup les yeux du brun.
« On peut dire ça comme ça, admit-il d’un ton sec.
— Le seul problème, c’est qu’il n’y a plus grand-chose à prospecter, intervint son compagnon. Les Américains ont pratiquement tout raflé. C’était à prévoir : les Européens ont trop tergiversé avant de s’aligner sur la législation des États-Unis. Il ne nous reste plus que des miettes. Et encore. Regardez le vieux : pas moyen de lui arracher un traître mot !
— Essayez la torture », suggéra Fred.
Les traits hâves du brun se crispèrent.
« Le cancer, l’asthme, le diabète et la plupart des grandes maladies de ce début de millénaire épargnent les membres de cette tribu. Sa pharmacopée traditionnelle nous intéresse, quoi de plus normal ? De quel droit lui et les siens garderaient pour eux des remèdes qui pourraient soulager des millions de leur contemporains ?
— Admettons, dit Mark avec un geste d’apaisement. Juste une question : quels bénéfices reviendront à cette tribu dont vous aurez... emprunté les connaissances ? »
Un silence tendu descendit sur la tente. Les petits yeux du vieil homme luisaient dans l’entrelacs de ses rides comme des braises sous un tas de sarments. Même s’il ne comprenait pas un mot de français, il semblait suivre la conversation avec le plus grand intérêt.
« Tout ça ressemble foutrement à du pillage, reprit Fred.
— Je préfère parler d’un inventaire systématique des richesses biologiques de la terre, corrigea le brun. C’est l’humanité tout entière qui bénéficiera des avancées de la génétique.
— Épargnez-nous votre pseudo-morale, renchérit le plus âgé des prospecteurs. Le vivant est universel.
— Des mots ! La vérité, c’est que vous vous comportez exactement comme les colonisateurs des siècles derniers !
— Fred n’a pas tort, intervint Mark. Vos boîtes de génétique vont faire des profits colossaux avec le savoir de cette tribu, ou d’une autre. Et quand l’Inde et les autres pays du Sud auront rattrapé leur retard technologique, les brevets les plus intéressants auront été déposés par les étrangers. Vous avez peut-être la loi pour vous, mais, grâce à des gens comme vous, le patrimoine génétique de la planète deviendra la propriété exclusive d’une poignée de multinationales occidentales. »
Le biologiste blond lui jeta un regard ironique et teinté de commisération.
« Malheureusement pour vous, les hommes ont institué la notion de propriété. Après tout, les actes de propriété ne sont que des bouts de papier sans valeur intrinsèque. Au nom de quoi un particulier ou un pays a-t-il le droit de se dire propriétaire d’une étendue de terre ? En déposant des brevets sur le vivant au moins, on n’interdit pas aux autres de bénéficier des avancées biotechnologiques.
— Ouais, à condition de payer ! » maugréa Fred.
Mark observa les deux hommes. Tenue de baroudeur, teint hâlé, cynisme de mercenaires. Ils avaient depuis longtemps renié l’éthique scientifique pour s’enrichir avec ces pépites du XXIe siècle qu’on appelait les gènes.
« Pas la peine de s’énerver », reprit le brun avec un demi-sourire.
Son regard glissa jusqu’à la tenture de l’entrée où Indrani, immobile, les observait avec une expression indéchiffrable.
« L’Indienne, c’est votre guide ? Belle plante...
— Le vieux nous a dit que votre 4x4 était en rade, ajouta le blond. Nous repartons vers Mangalore. On peut vous déposer, si vous voulez. »
Le paysage se modifiait au fur et à mesure que la Range Rover dévalait le flanc occidental des Ghats. Une végétation luxuriante supplantait à présent les étendues de résineux. Des ruisseaux étiraient leurs rubans étincelants sur le vert des collines. Au loin, les bandes minces et dorées des plages soulignaient le lapis-lazuli de la mer d’Oman striée par les crêtes des vagues. Une odeur d’iode de plus en plus prononcée se diffusait dans l’air tiède, masquant les parfums de fleurs et les relents de gasoil. La route, défoncée par endroits mais assez large pour tolérer la circulation dans les deux sens, traversait des petites villes entièrement construites en latérite et en tuiles.
Fred avait retiré sa veste et enfilé sa tunique séchée par les courants d’air. Le tissu de son lenga se collait à ses jambes et le cuir encore humide de ses chaussures – des Timberland, merde ! – lui irritait les pieds. Bien qu’il sentît par moments une brûlure insistante sur sa joue, Mark évitait de croiser le regard d’Indrani, assise à son côté, vêtue à nouveau de son choli et de son sari verts. Son désir pour elle continuait de le harceler, accentué par les cahots du véhicule et les frôlements incessants de leurs jambes.
Les deux biologistes gardaient le silence malgré les provocations de Fred. Le blond conduisait, le brun, les pieds posés sur le tableau de bord, fumait cigarette sur cigarette.
Ils arrivèrent bientôt en vue de Mangalore. Perchée sur une colline accidentée, la ville se hérissait de quelques gratte-ciel qui n’offraient pas un contraste très heureux avec les bungalows rougeâtres des quartiers traditionnels. Les panaches cotonneux de deux énormes centrales électriques se jetaient dans les nuages qui paressaient dans le ciel d’un bleu délavé. De grands bateaux noirs se pressaient le long des quais du port comme des buffles devant leur mangeoire. Ramesh attira l’attention de Fred sur l’avion qui décollait de la piste de l’aéroport de Bajpe, trait de bitume perché sur les hauteurs et cerné par les bouches des précipices.
Bien avant de pénétrer dans Mangalore, Mark sut que la mort se terrait quelque part dans la langueur tropicale qui étouffait la ville.